Un saxo sur les hauts plateaux

   Je me suis demandé ce qu'il faisait là avec son saxophone. Un saxophone, sur les hauts plateaux boliviens, c'est plutôt étrange. Où pourrait il bien aller jouer? Que la gare soit toute proche ne signifiait rien, elle était abandonnée depuis longtemps.

  On rencontre parfois des fantômes. Des fantômes du passé, des survivants, des gens que l'on ne s'attend pas à croiser, dont on dirait qu'ils font déplacés. Lui, c'était un blanc,un blanc qui marchait le long de rails qui ne menaient plus nulle part. Il ne semblait pas être de ceux qui vivent dans les basses terres, du côté de Santa Cruz et qui appellent avec dérision Evo Morales El Indio. Et à l'évidence, ce n'était pas un touriste, avec son vieux blouson qui devait avoir du mal à lutter contre le froid hivernal qui vous perçait les os.

  M'est alors apparu le fantôme du trompettiste, le personnage qu'Herman Letellier a créé dans son roman Mirage d'amour avec fanfare.

  Une photo à la volée avant qu'il ne disparaisse.

  C'était l'époque où les armateurs tenaient le rôle de leurs marins sur des fiches bristol. Sur la sienne, en dessous de son nom, était inscrit à l'encre rouge, d'une écriture appliquée:

  A ne pas embarquer. A déserté à Valparaiso

  Il y était resté travailler plusieurs années. Sa vie tournait autour du port. Il s'était investi dans le syndicat, et, le samedi soir, il jouait du saxophone dans les bars. Après le coup d'état de Pinochet, il était parti travailler dans les mines de salpêtre du désert d'Acatama, avant de réussir à fuir au Canada. Il était rentré au Chili après qu'une campagne aux allures de caravane publicitaire eût chassé Pinochet. Mais ceux qui, comme lui, refusaient de passer l'éponge et de faire comme si rien ne s'était passé, n'avaient plus leur place dans le pays. Il s'était d'abord installé dans des camps de mineurs plus ou moins précaires. Puis, un beau jour, sans qu'il ne sache lui même pourquoi, il avait abandonné définitivement la côte et la mer pour monter sur les hauts plateaux des Andes et ses lugubres paysages de caillasse grisâtre.

  Avec sa camionnette, il avait longtemps fait du colportage de village en village. Les indiens l'appelaient le gitan. Il avait peu de relations avec eux mais ça ne le dérangeait pas. A La Paz, il avait bien eu quelques liaisons avec des cholas, mais il n'avait pas envie de s'installer. Ce qu'il aimait, c'était dormir sur la route, dans son pick-up, et la seule chose à laquelle il tenait, c'était son saxophone. Sur la fin, il trouvait plus intéressant de passer en fraude des fûts d'essence subventionnée depuis la Bolivie vers le Pérou, ce dont à vrai dire il n'était pas très fier.


  Deux mois après cette apparition, j'ai donné mes pellicules à développer en Argentine, à Cordoba exactement. D'habitude, j'en donne d'abord une, en demandant une planche contact pour m'assurer de la qualité du développement et du tirage. Et cette fois là je ne l'ai pas fait. Parfois, en voyage, on est fatigué de rester sur le qui-vive. On s'en remet alors aux autres, et il peut arriver que ce soit à tort. La photographie argentique est comme le temps, ce qui est perdu ne revient jamais.

  Mais au fond, tout cela n'a guère d'importance. Cette photo ratée raconte une histoire que je suis le seul à connaître. Et il ne faut pas se faire d'illusions, un jour, le saxophoniste disparaîtra avec moi.