Le Maine, une histoire de homards

   Tout est blanc. Le parement à clins des maisons en bois, évidemment. Et aussi le ciel, même si il est nuageux ou bien voilé par le brouillard. Et les drapeaux étoilés. Chez lui, au Nouveau Mexique, les drapeaux ne manquent pas non plus. Mais ici, au lieu d'avoir ce je ne sais quoi qui rappelle la poussière du désert, ils sont éclatants et proclament fièrement qu'on est dans la vraie Amérique, celle de l'est des Etats Unis et des premiers colons blancs, pas celle des mexicains qu'on a raccrochés aux wagons deux siècles plus tard.

  Il n'est pas dupe. Il a bien vu les pancartes Help Wanted, là où on embauche pour vendre de la bouffe industrielle ou de la pacotille en provenance directe de Chine. Il a vu les maisons déglinguées et le bitume fissuré des routes, les gens fauchés qui survivent au jour le jour, les usines abandonnées qui retournent à l'état de nature. Mais aujourd'hui il s'en fiche. Il se dit qu'il a de la chance, et que tous les ans son patron l'envoie en formation dans des coins tous plus chouettes les uns que les autres.

  Son stage se termine. Il décide de rester le week-end, et prend le ferry pour une des îles qui parsèment la côte. Il se promène dans les criques et sur les plages parsemées de bois échoués, au milieu des maisons sur pilotis, des casiers à homards et des bateaux de pêche. Tout est bien plus vert que chez lui, il y a des arbres, et il respire la fraicheur de l'air à pleins poumons. Le soir venu il va dans un restaurant au bardage orné d'un immense drapeau étoilé, et choisit, sur une grande feuille plastifiée jaunie par des doigts graisseux et qui tient lieu de carte, un de ces homards dont on lui a tant rebattu les oreilles. Il est un peu déçu, il trouve ça compliqué à manger et un peu fade. Il est habitué à la nourriture texmex qui lui cuit le palais, et il préfère les écrevisses épicées à la mode cajun qu'il a mangées l'année précédente près de la Nouvelle Orléans. Son repas terminé, il passe dans le bar attenant. Il repère au moment de s'installer au comptoir une grande blonde toute habillée de blanc, à laquelle il croit trouver un air aristocratique. Elle travaille dans l'immobilier, et visiblement elle n'a pas froid aux yeux. Il lui parle du désert, des sorties en 4x4, de camping et de chasse, et elle l'écoute avec attention. Il aligne les bières, et lorsqu'il tombe à la renverse de son tabouret et se fait sortir par la serveuse, la dernière chose qu'il entend est un immense éclat de rire.

  Depuis le ferry qui le ramène à la terre ferme et à sa voiture de location, il observe la manœuvre d'accostage. Tout le monde travaille de façon calme et précise, pas comme chez lui, the land of mañana, là où on remet tout au lendemain. Le mal de crâne l'a poursuivi toute la nuit mais il est presque le bienvenu. Il peut se concentrer dessus, ça l'aide à oublier la soirée de la veille, le fracas du tabouret qui s'écroule, et surtout le rire de la femme. A l'aéroport, il se tient tout près de la grande baie qui borde le terminal. Il lui tourne le dos et, bras tendu, se photographie avec la piste en arrière plan. Mais sur l'écran de son appareil, il ne voit que sa tête, sous exposée, entourée d'un halo cotonneux. Il allonge le bras et s'apprête à appuyer une nouvelle fois sur le déclencheur, mais finalement décide de laisser tomber.